Textes
Essai pour avancer vers le début
De Fernanda Tafner
On dit des enfants qu’ils portent dans leur regard une vision limpide et transparente pour découvrir le monde, comme celui qui le dévore, dans une sorte d’attraction magique inévitable.
Fernanda Tafner plonge dans le chaudron fantastique de l’enfance et, main dans la main avec les enfants de Montreuil, construit, de façon libre et intuitive, un travail qui nous amène à nous interroger sur la beauté des premières choses, sur le véritable lieu de l’humanité et sur sa connexion, tantôt curieuse, tantôt familière, avec la nature.
Livrée aux constellations de l’univers infantile, la photographe brésilienne vivant en France nous invite à voir le monde à l’envers, pour se retrouver ainsi en révélations palpitant comme des battements qui marquent le rythme, tantôt sage, tantôt innocent, d’un cœur partagé entre le corps et l’esprit. Son œuvre est une symbiose mêlant son regard à la poésie du poète brésilien Manoel de Barros. Avec Tafner, l’observateur est surpris par le défi de relier les fragments dans cette aventure entre photographie et poésie marquée par deux chemins: « Celui de la sensibilité qui est la compréhension du corps et celui de l’intelligence qui est la compréhension de l’esprit ». Si le poète Manoel de Barros écrit avec son corps, l’artiste avoue qu’elle photographie « avec sa bouche », dans une métaphore primitive de dévorer le monde avec ses yeux.
La vision d’une arapuca, (ara’puka en tupi-guarani), piège musical d’origine indigène, destiné à chasser les oiseaux, anticipe de multiples analogies et impasses de la vie dans lequel l’artiste nous invite à une balade poétique et existentielle. Dans une sorte de spirale dans les intersections de l’esprit, réveillée par la magie de l’appareil photographique, Fernanda nous invite à un jeu, mais c’est en silence que nous nous trouvons face au dilemme : Serons-nous chassés ou chasseurs ? — Entre le regard qui désire et celui qui est désiré, l’artiste prend une place d’ambivalence où elle est parfois le personnage projeté dans l’œuvre, ou bien l’observatrice. Ainsi elle compose, au fur et à mesure, sa stratégie visuelle : la magie de la photographie s’étend à l’œil qui désire, capable de déshabiller, dévorer ou exalter, déconstruire et transformer l’image.
Fernanda Tafner propose un voyage hybride au début des choses, dans une série diffusément allégorique, confirmant l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle l’allégorie est le seul divertissement, très intense d’ailleurs, dont le mélancolique se permet. Dans un échange de savoirs ludiques avec les enfants, entre l’ancestral et le contemporain, l’artiste se livre à une aventure psychologique autour de l’image, à la recherche de réponses pour le présent, en creusant les couches de l’imaginaire qui se sont superposées tout au long de l’histoire. En ce sens, la photographie fournit à l’observateur une certaine expérience qui consiste à entrevoir ce qui est caché dans la réalité. Ainsi, de la même manière que la psychanalyse révèle derrière des choses banales et connues un « inconscient pulsionnel », la photographie travaille un « inconscient optique », selon les mots de Benjamin. Dans ce dialogue entre photographie et psychanalyse qui pointe vers la discontinuité entre contenu manifeste et contenu latent, la photographie révèle la petite « étincelle du hasard », l’imperceptible qui, opérant au niveau de l’inconscient, permet d’accéder à des zones obscures que l’œil n’arrive pas à capturer. Justement parce qu’elle appréhende un instant, la photographie propose la découverte de ces moments qui échappent à la perception, face à un monde qui ne cesse de changer, « sauf les nuages, et sous eux, dans un champ de forces de torrents et d’explosions, les fragiles et petits corps humains » [Benjamin 2004]1.
Quand elles incorporent dans son discours l’image photographique, les œuvres de Fernanda murmurent à travers le jeu poétique ce qui échappe au regard qui se concentre uniquement sur les aspects les plus visibles de la photographie, pour l’inviter ainsi à naviguer dans les couches plus profondes de l’image, révélant et éclairant des zones auparavant obscures. L’installation proposée ici ressemble à un grand jeu de plateau composé de couleurs électriques des créatures sauvages de la forêt, qui, dans une grâce anthropomorphique, se précipitent dans des collages hyper réalistes, développés par de petits artistes. Assemblées à de différentes échelles et dimensions, leurs compositions deviennent une mosaïque traversée d’énigmes infinies. C’est, après tout, la genèse de l’enfance, avec ses questionnements qui nous amènent à enquêter sérieusement le monde.
L’artiste ose ouvrir un lieu où l’imaginaire est assumé comme un grand terrain de jeu — large et aléatoire, labyrinthique et métamorphique — dans lequel elle se laisse emmêler et tente infiniment d’interpréter dans une sorte de secret qui plane dans la rencontre entre l’expérience et la contemplation. Il est impossible de rester indifférent à son regard inquiet qui palpite devant le revers de l’humanité. Nous sommes invités à inventer de nouveaux commencements.
Ângela Berlinde
Porto, Portugal Artiste, commissaire d’exposition et chercheur postdoctoral en arts visuels à l’École des beaux-arts de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Elle travaille dans le domaine de la recherche sur les formes hybrides de la photographie. Elle vit entre le Portugal et le Brésil.
Les mains de Fernanda Tafner
Qu’elles soient sales ou lavées, sur le cœur, en l’air ou même au fond des poches, les mains sont bien plus que le simple aboutissement du bras auquel elles sont anatomiquement reliées. Certaines parlent avec une éloquence rare. La finesse de l’ouïe de la photographe brésilienne Fernanda Tafner a su capturer la discrétion de leur discours pour mieux nous le faire entendre.
De celles peintes en négatif sur les parois des grottes préhistoriques aux innombrables croquis des carnets de Léonard de Vinci en passant par celles s’effleurant au sommet de la Sixtine, les mains — au même titre que les visages — requièrent toute la virtuosité des artistes.
Dirigeant l’œil du spectateur, elles compensent aisément le mutisme de la peinture et de la photographe.
Dans l’installation panoptique de sa série Manières (2018), les mains photographiées par Fernanda Tafner dans le métro parisien occupent le centre de ce que l’on serait tenté de continuer à appeler des « portraits ».
Soignées, manucurées, calleuses, tatouées ou richement ornementées de bijoux en tout genre, ces mudras des temps modernes sont de véritables concentrés d’identité. « Elles sont le centre d’un petit monde » rappelle l’artiste qui les immortalise quotidiennement, le plus discrètement possible, à l’aide de son téléphone portable. En isolant les mains d’inconnus auxquels il fait face le temps d’un trajet, l’objectif de Fernanda Tafner parvient à créer une intimité rarement présente dans les transports en commun des métropoles.
Dans un tout autre registre la série Tactile, également présentée dans le parcours de l’exposition « Matières à penser » au Centre Tignous d’Art Contemporain de Montreuil, propose une expérience sensorielle liée au toucher. Baigné par l’éclairage naturel d’un studio photo, le corps de Volmir Cordeiro (danseur professionnel brésilien) semble sur le point de disparaître dans les marges de ces ambitieux cadrages. Car ici, une fois de plus, c’est la chorégraphie des mains dans l’air et sur la peau du modèle qui retient l’attention de Fernanda Tafner. Grâce à un rigoureux travail sur la lumière, sur les couleurs et par de subtils effets de textures, la matérialité du corps dansant devient étrange et interroge la porosité des frontières entre le mouvement et l’inerte, la vie et le morbide.
Parce que dans l’histoire de l’évolution la compréhension est une heureuse conséquence de la capacité de préhension, les mains ont permis à l’Homme, marchant à tâtons dans l’obscurité d’un monde qui lui semble rempli de dangers, de s’en saisir avec tendresse.
Romain Arazm
Critique et historien de l'art